URUGUAY

Editions Belfond, 2006
Carlos Liscano est aujourd'hui la figure de proue de la littérature uruguayenne. Il s'est fait connaître récemment en France avec La route d'Ithaque. Son parcours est assez exceptionnel puisqu'il a commencé à écrire pendant son séjour en prison de 12 ans en tant que prisonnier politique. Il s'est ensuite réfugié en Suède puis vit désormais à Barcelone.
Dans Le fourgon des fous, il se souvient de son emprisonnement, de la torture et de sa relation avec ses bourreaux. Plus qu'un témoignage, il s'agit avant tout d'une réflexion sur la dignité de l'homme. A aucun moment, il ne cherche pas à dénoncer le régime qui l'a emprisonné et à régler ses comptes avec ses bourreaux. Il s'agit avant tout de réfléchir sur la dignité du prisonnier et sur la relation entre bourreaux et victimes. Chaque homme peut se reconnaître dans le prisonnier politique d'autant plus que la narrateur ne s'appesantit pas sur les raisons de son emprisonnement ni sur la description du régime militaire qui l'a mené là.
Ce récit peut s'apparenter à une réflexion philosophique mais il en évite toute l'abstraction ; car, même si la narration évite tout lyrisme, tout pathos (les phrases sont très courtes), Liscano évoque le souvenir de ses parents, ce qui émeut profondément le lecteur. Il y a aussi des passages sublimes lorsque par exemple, un soldat pris de pitié devant le narrateur menotté qui tente d'uriner, lui prend le pénis pour l'aider.
Le roman est habilement construit : les souvenirs de la torture et de la résistance psychologique qui occupent le centre du récit (Soi et son corps) sont encadrés par deux courts textes sur la sortie de l'univers carcéral. Alors que l'expérience carcérale est vue d'après la relation du prisonnier avec son corps, l'expérience de la sortie de prison est vue avec anxiété : que faire de sa liberté ? N'est-ce pas plus facile d'être prisonnier?
Pour éclaircir le titre, le "fourgon des fous" désigne d'ailleurs le camion qui emmène les prisonniers vers la liberté...
On retiendra les magnifiques passages décrivant les bourreaux ; à aucun moment, il ne les condamne. Le but est surtout de se mettre à leur place : la difficulté de torturer quelqu'un, l'impossibilité de se regarder en face d'où la supériorité du prisonnier sur le bourreau, le stress d'attendre une révélation de la victime...
Incontestablement, les passages les plus forts sont ceux qui décrivent les relations du prisonnier avec son corps torturé : Liscano nous plonge au coeur de l'humain; certes, certaines scènes sont très dures, mais nous retenons surtout la splendide dignité de l'homme.
Voici quelques extraits particulièrement significatifs :
La douleur et la conscience
"Mais la douleur, quand cessera-t-elle ? Cela dépend des tortionnaires, ce sont eux qui décident du moment où on n'interrogera plus ce prisonnier . Mais la douleur dépend aussi du prisonnier: il lui suffirait de leur donner les renseignements qu'ils veulent pour que la douleur cesse. Mais alors la conscience revient. Cette douleur passe, va passer à un moment donné. Elle demande un peu plus au corps, encore un peu, une autre nuit. Parce que la douleur du corps sera apaisée un jour. L'autre sera à tout jamais présente, il faudra vivre avec elle"
La relation au corps souffrant
" La crasse est une autre porte vers la connaissance de soi .Les mauvaises odeurs, l'urine sur les vêtements, la bave et les restes de nourriture collés sur la barbe...la peau qui commence à tomber par manque de soleil, suscitent le dégoût. Mais on ne peut pas demander à son corps de résister à la douleur et en même temps lui dire qu'il vous dégoûte. Alors on éprouve de la peine pour cet animal. Il provoque le dégoût mais on veut l'aimer, parce que c'est tout ce qu'on a, parce que c'est de sa résistance que dépend votre dignité.
Bien des années plus tard je verrai, et je penserai, mon corps comme un animal ami. Je dois en être reconnaissant au dégoût que j'ai ressenti un jour pour lui, en me rendant compte que je ne le supportait pas, mais qu'il était tout ce que j'avais, et que je devais continuer à l'aimer, à prendre soin de lui, à le protéger. Aimer l'animal qu'on est, pour continuer à être humain"
La dignité et l'hommage au corps
"Mon corps, qui durant tant d'années fut la seule chose que j'avais, en dépit des coups, des misères, du dégoût qu'il m'est arrivé de ressentir pour lui, aujourd'hui, sur le chemin de la vieillesse, animal ami, m'est toujours fidèle.
Je voudrais le dire, et le lui dire, avec les mots les plus banals qu'un homme habitué à travailler avec des mots puisse trouver : j'aimerais pouvoir choisir la mort de mon corps, le jour, l'endroit, et la manière. Qu'elle lui soit sereine et paisible. Et quelque chose d'absolument irrationnel : je voudrais qu'un jour mes os soient auprès de ceux de mes parents, si c'est possible. La seule chose que j'ai demandée à mon corps sous la torture, c'est qu'il me permette un jour de les regarder en face avec dignité."