ALLEMAGNE -1926
Editions Grasset, "Les cahiers rouges"
Klaus Mann (1906-1949) est le fils du grand Thomas Mann, l'auteur de La mort à Venise et de La montagne magique. Tout comme son père, il quitta l'Allemagne au moment de la montée du nazisme et parcourut l'Europe (dont la France où il rencontre Gide et Cocteau) et les Etats-Unis. Menant une vie de bohème tout en se faisant le porte-parole de l'émigration allemande, mêlant drogue et dépression, il se suicida à Cannes en 1949.
Ce premier roman, écrit à 20 ans en 1926, est le symbole de la "génération perdue", celle qui vécut sa jeunesse entre les deux guerres mondiales. Tout au long du livre, le narrateur s'interroge sur le sens à donner à la vie alors que l'apocalypse a été vécue. Comment construire quelque chose alors que la jeunesse se complaît dans le désespoir et que leurs ainés ont tout réussi?
Ce roman s'annonce comme une prophétie car il annonce en 1926 le second cataclysme qui s'abattra sur l'Europe. La danse pieuse est une métaphore du chemin qu'il faut parcourir pour donner sens à sa vie. L'expression évoque également le tableau peint au début par le héros du roman, Andreas Magnus, un tableau représentant des enfants dansant autour de la figure christique.
Ce titre fit scandale en 1926 car Klaus Mann y évoque ouvertement son homosexualité, son amour pour un "gigolo" nommé Niels.
Les aventures d'Andreas Magnus sont fortement inspirées de celles de l'auteur. Andreas Magnus est un jeune peintre expressionniste qui n'arrive pas à trouver sa place par rapport à ses aînés. Il préfère quitter le domicile paternel et s'installe alors dans les bas-fonds du Berlin décadent des années 20. Il y fréquente des chanteuses, des travestis dans des cabarets louches. Il se produit lui-même dans ces night clubs et va tomber amoureux de Niels, un bel éphèbe blond, qui va devenir le gigolo de toute la clientèle. Il va suivre ce dernier jusqu'à Paris où se réunit toute la bohème internationale.
Klaus Mann brosse ainsi avec brio la société allemande décadente des années 20, celle de la République de Weimar ; on se croirait dans un tableau d'Otto Dix. Les personnages sont tous très pittoresques et attachants. Cette jeunesse s'engouffre dans les plaisirs effrénées alors que Man prophétise la disparition progressive de l'art au profit de l'argent.
On admirera également la référence constante à la divinité. Au début, Andreas fait un rêve merveilleux où la vierge lui refuse son chapelet car il n'a pas encore assez souffert. A la fin, la figure divine semble s'être humanisée en la personne de Niels (sur la photo duquel il dépose le chapelet).
Y a t-il déréliction? La réponse n'est pas nette :même si cette oeuvre annonce le cataclysme prochain, la conclusion semble appeler au maintien d'une croyance :
"Je n'aime pas regarder le futur et le futur ne m'intéresse pas. Si je m'y laisse parfois entraîner, j'ai une sombre vision de l'art et de ses conditions d'existence au cours des prochaines décennies. J'ai une vision aussi sombre du rêve, grand et profond, d'une humanité moralement libre, pensive et sereine, un rêve que font les meilleurs d'entre nous. Le trouble de ce temps est puissant, peut-être aucune époque autant que la nôtre n'a eu conscience d'être aussi troublée, d'être à ce point entraînée vers on ne sait où. Ce que nous savons le moins, c'est vers va nous conduire cette grande danse. ...Nous ne pouvons rien savoir de la solution de ce trouble, peut-être cette solution est-elle justement le grand abîme, une nouvelle guerre, un suicide de l'humanité; ...Puisque nous sommes des danseurs sans but, nous célébrons la vie comme une pieuse cérémonie et nous ne pensons pas que nous pourrions aller vers ce qui est bon, vrai, solide. ...Une fête ne doit pas être quelque chose d'étourdi, d'approximatif, ni vide de pensée. Nous gardons dans nos coeurs ce qui est le sens d'une telle fête. Il me semble donc que ce n'est pas une fête frivole, une plaisanterie d'enfant, c'est plutôt un jeu grave, une aventure pieuse"
Un texte indispensable pour comprendre la période de l'entre-deux guerres...