Editions Gallimard, 1968
Grand Prix de l’Académie Française, 1968
Ca y est ! Je l’ai lu. Depuis le temps que j’en avais envie ! 1100 pages en format poche en un peu moins de deux semaines.
Tout d’abord, je dévoile l’intrigue pour les lecteurs qui ne connaîtraient pas l’histoire :
Nous sommes dans le milieu des diplomates et des fonctionnaires de la Société des Nations à Genève (l’ancêtre de l’ONU) dans les années 30, à la veille de la Seconde Guerre Mondiale. Un trio de personnages est au centre de notre attention : Adrien Deume, un « raté » de la petite bourgeoisie belge, qui n’a qu’une ambition : devenir cadre A au lien de cadre B. Il est prêt à toutes les bassesses pour y arriver. Son but : parader et « glander » devant son bureau. Il faut à lui seul le détour !
Puis vient bien sûr le couple d’amants : Ariane, le folle romanesque, épouse désabusée d’Adrien, et qui rencontre un soir de bal, Solal, le bel homme juif, bénéficiant d’une position respectable à la Société des Nations puisqu’il n’est autre que le supérieur d’Adrien.
Comme déclare Solal dans un discours mémorable : les femmes sont attirés par la « belle viande et le social ». Ariane va succomber aux charmes de Solal.
Il vont vivre ensemble une folle passion….mais qui semble bien éphémère….
Deux signes avant-coureur semblent de dangereux avertissements : au tout début du roman, Solal se déguise en Juif errant, en vieillard édenté et voûté ; bien sûr, Ariane n’a que du mépris pour lui et lui lance une vase à la figure. Vexé, il lui révèle pour la vexer sa véritable identité et lui jure de se venger de tous les laids et les faibles de la terre en la faisant abdiquer et succomber à la passion. Pour cela, il va se transformer,malgré lui, en un homme méprisant qui va se moquer du futur cocu en lui faisant miroiter une promotion et une invitation mondaine. Tout cela pour faire chavirer la belle....
Le roman est premièrement admirablement bien construit, en trois mouvements : le premier est focalisé sur la belle-famille d'Ariane, de médiocres arrivistes qui font tout pour leur "petit Deume chéri". La partie centrale est un véritable poème amoureux qui exalte la passion des deux amants. Puis la partiev finale, déclin de la passion, fin de tout espoir.
Pourquoi ce roman est-il considéré comme un chef d'oeuvre?
Saluons d'abord l'écriture et la modernité de la forme. On croit tout d'abord à une forme balzacienne typique, l'étude et la critique d'un milieu précis. Puis viennent les monologues d'une grandeur exceptionnelle qui nous livrent la vie intérieure d'Ariane et de Solal. Cohen en oublie les points et les virgules mais le fluc ininterrompu reste tout à fait compréhensible... Ces monologues sont de véritables petits bijoux. Ils explorent la psychologie amoureuse, l'intériorité ; Cohen reprend l'héritage des grands novateurs du 20e siècle, tel Joyce ou Faulkner.
Ensuite, il y a la psychologie amoureuse et le regard porté sur les relations humaines. Solal, beau et intelligent, a vite compris les dessous des sentiments. Son discours central est un véritable morceau d'anthologie : il part du principe que la femme est d'abord attirée par la "viande et le social". Finalement, il regrette de se moquer du brave Deume. Mais pour séduire Ariane, il faut se transformer en mâle méprisant. Car la bonté n'a aucun pouvoir sur l'amour. Il n'y a qu'à observer la scène inaugurale pour s'en convaincre....
Solal est un personnage tragique par excellence. Parce qu'il ne peut se passer de l'amour des femmes, il se construit un personnage qui souhaite écraser les autres. Mais son ascension sera de courte durée....
Ce livre est profondément pessimiste : toute passion est vouée à être vaine. De plus, le contexte historique du roman nous plonge dans le début des persécutions des juifs en Allemagne. La figure du Juif errant du début prend tout son sens....
Chef d'oeuvre encore de par le poème lyrique de la passion. La description du sentiment amoureux oscille entre grotesque et poésie. On se gosse de voir Ariane refuser de roter ou de faire ses besoins devant son amant. En même temps, les faces à face sont de véritables poèmes. Tout semble résider dans l'attente. On retiendra les incessants essais vestimentaires d'Ariane et ses séjours prolongés devant la glace...
Et c'est peut-être là que naît le chef d'oeuvre : Albert Cohen a réussi à écrire un texte magnifique oscillant toujours entre grotesque et sublime.
Le grotesque domine la première partie : Adrien Deume, le fainéant qui veut une promotion, ses parents qui se creusent les méninges pour préparer un repas dans les règles de l'art pour accueillir la bonne société genevoise (morceau d'anthologie), les oncles juifs de Solal , radins, gargantuesques à mourir de rire !
Il faut bien le dire, des pages nous font souvent penser au vaudeville : le repas annulé, la figure du cocu, des personnages pantins. Solal et Ariane sont eux aussi grotesques lorsqu'il font leur cérémonial amoureux.
Puis vient le temps du poème lyrique, la description de la passion. Enfin, il y a le mysticisme qui est bien présent. Solal prend la figure sacrée du Roi des Juifs et Ariane est la belle du Seigneur. Les références à la religion sont constantes : Solal est un saint déchu; il y a des passages sublimes sur la religion juive qui a engendré la véritable humanité.
C'est pour moi la grande originalité de ce roman : faire rire et pleurer, faire rêver et en même temps donner un portrait sans concession de la nature humaine. Rarement un roman n'a aussi bien pratiqué le mélange des genres....
Voilà ! Solal et Ariane sont ainsi devenus les héros immortels de la littérature amoureuse du 20e siècle. Et c'est amplement mérité !