Editions Stock, 2006
Eric Faye est sans doute l'un des auteurs français contemporains les plus talentueux. C'est un auteur très discret qui a encore un lectorat trop confidentiel ; j'avais écrit un article il y a plus d'un an sur Les lumières fossiles. ; la plupart de ses oeuvres mettent en scène des personnages solitaires, à la marge de la société et ses romans ont souvent une teinte fantastique.
Dans ce dernier roman, Eric Faye prend pour personnage un anti-héros, un célibataire esseulé employé des postes. Antoine Blin respire l'ennui dans son petit appartement miteux. Sa vie sociale se résume à l'apéritif chez de "faux amis" qui l'invitent une fois par an pour lui donner les clefs de leur appartement quand ils partent en vacances. Ses réponses à des petites annonces se sont soldées par un lamentable échec.
Mais un beau jour, le destin d'Antoine Blin va basculer...Un homme étrange l'interpelle dans un jardin public pour lui demander s'il veut adhérer au syndicat des pauvres types. Un seul condition : reconnaître sur papier qu'il est un pauvre type....Le but de cette association : rassembler tous les pauvres types pour qu'ils constituent une force sans précédent capable de défier la société bien pensante qui a réussi...
Mais voila qu'Antoine Blin est courtisé par une autre puissance : une émission de téléréalité lui propose l'élection de Monsieur Tout Le Monde : la célébrité pendant un an et...un séjour de six mois au Panthéon après sa mort !!!
La puissance d'attraction de la téréalité va être bien plus forte que celle des pauvres types...
Eric Faye construit une intrigue très originale autour d'un thème d'actualité en évitant toute caricature. Au contraire du J'habite la télévision de Chloé Delaume, diatribe prétentieuse contre la bêtise télévisuelle, Faye décrit avec beaucoup de talent et d'humanité un être solitaire qui perd pied. L'histoire est d'ailleurs précédée d'un texte d'Emmanuel Bove, l'écrivain trop méconnu qui a su si bien décrire l'humanité des petites gens (voir Le pressentiment) :
"Je n'ai rien demandé à l'existence d'extraordinaire. Je n'ai demandé qu'une seule chose. Elle m'a toujours été refusée. J'ai lutté pour l'obtenir, vraiment. ... Cette chose n'est ni l'argent, ni l'amitié, ni la gloire...C'est une place parmi les hommes, une place à moi, une place qu'ils reconnaîtraient comme mienne sans l'envier ...Elle serait tout simplement respectable"
Dans cet univers tragique, Faye décrit avec tendresse ce Monsieur Tout Le Monde ; la description de son morne quotidien donne lieu à de très belles pages ; l'écrivain est beaucoup plus acerbe lorsqu'il s'en prend aux nouveaux riches avides de voyages organisés et de promotions internes. Sans vous dévoiler toute l'intrigue, on peut dire que le roman repose sur une réflexion philosophique très intéressante de nos sociétés contemporaines : la dégénérescence du concept de peuple qui après avoir eu une portée politique très importante au XIXe siècle, est aujourd'hui méprisé par des pouvoirs avides de le manipuler et de le transformer en consommateur docile.
Mais ce roman est bien plus qu'une thèse philosophique ! Il est bourré d'originalité (comme cette odeur que sent Antoine Blin sur lui, sans doute celle de la médiocrité ou le séjour de 6 mois au Panthéon !) et de rebondissements : il y a beaucoup de suspens et aussi une sorte d'enquête policière.
Ce roman est à ce jour le plus profond et le plus émouvant que j'ai lu de ceux qui s'inspire de la téléréalité. Car Faye n'a pas pris pour point de départ une émission de téléréalité ; il est au contraire parti du réel des gens et en a cherché l'origine tout en évitant de faire un roman à thèse; et de plus, il propose une solution bien originale pour vaincre la toute puissance de l'attraction télévisuelle. A vous de la découvrir !